CHAPITRE XXVII
XAVIER n’aurait su dire exactement à quel moment cette idée lui était venue à l’esprit. Peut-être quand Jana avait posé les yeux sur lui sans que son regard ne s’arrête. Tout de suite, elle s’était reprise et lui avait souri. Mais pour lui, à cet instant précis, le temps avait cessé de s’écouler. Et il s’était rendu compte qu’il était sur le point de tout perdre.
Par la suite, Jana avait semblé plus absente. Elle conversait fréquemment avec les Pèlerins sur ce qu’ils pensaient avoir trouvé. Elle avait tenté d’en discuter avec Xavier, mais ce dernier n’avait écouté que d’une oreille. Les détails techniques ne l’intéressaient plus. De surcroît, c’était effroyablement compliqué : les Pèlerins s’étaient inspirés des modèles mathématiques non linéaires qu’ils avaient mis au point pour formaliser le réseau des Portes de Vangk dans l’interface du Multivers. Et cela avait eu l’air de marcher. Ils tenaient une destination possible. Les révérends débattaient pour savoir s’ils devaient y envoyer une sonde ou directement une délégation. Peut-être la Porte noire ne s’ouvrirait-elle qu’une seule fois, aussi penchaient-ils pour la seconde option. Tous s’accordaient à précipiter le départ afin de profiter de leur position dominante. Ils voulaient être les premiers à contacter les Vangk en réduisant au maximum les prétentions des multimondiales. Les marchands devaient rester hors du temple – même s’ils avaient payé une partie du voyage.
Ces événements avaient lieu à des années-lumière des préoccupations de Xavier. Il avait une idée à mettre à exécution. Une idée folle, dont il avait longuement pesé les répercussions. Mais il avait vu Valrin, perdu dans ses plans de vengeance qui l’occupaient jour et nuit, et un souvenir lui était revenu à l’esprit : le radeau grâce auquel lui et les mercenaires avaient descendu un fleuve au cours de leur périple sur Hursa ; un poisson-soucoupe avait mordu dans l’un des troncs du radeau et n’avait pu dégager ses mâchoires. D’autres carnassiers en avaient alors profité pour le dévorer vif. C’était ce qui se produirait pour Valrin si rien n’était fait pour l’en empêcher. Mais Xavier n’ignorait pas que ce dernier le tuerait sans hésitation s’il devinait ses intentions.
Il se rendit à l’hôpital du vaisseau. Les nouveaux arrivants étaient tous soumis à des tests pour estimer leur état de santé – et voir si quelques-uns d’entre eux n’avaient pas été contaminés par la relique vangke –, de sorte que les locaux étaient encombrés en permanence. Xavier savait qu’il y passerait inaperçu. Il dénicha sans peine la section de neurologie, entra dans des locaux à peine plus calmes que le reste de l’hôpital.
Le visage de Pavelic, gras et rubicond, paraissait déplacé, planté qu’il était sur un corps émacié. Les cernes sous ses yeux n’étaient sans doute pas uniquement dus à la fatigue. Adossé à une paroi, il faisait tourner dans sa main un gobelet rempli d’un liquide rougeâtre. Il leva à peine les yeux lorsqu’il vit Xavier s’approcher.
« Bonjour, docteur, dit Xavier. Excusez-moi de vous déranger pendant votre pause.
— Je vous connais ? demanda Pavelic en réprimant un bâillement.
— Mon nom est Xavier. Vous ne me connaissez pas personnellement, mais nous avons une amie en commun. »
Subrepticement, il remarqua que son interlocuteur avait cessé d’agiter son gobelet en l’entendant prononcer son nom.
« Vraiment ? fit Pavelic d’un ton neutre. Cette personne est-elle souffrante, pour ne pas s’être déplacée ?
— Cette personne est morte. Elle s’appelait Nylie. »
Les yeux du neurologue s’étrécirent.
« Nylie ? Non, cela ne me dit rien.
— Cela devrait, docteur. Vous l’avez opérée afin que son schéma neuroélectrique ne perturbe pas les détecteurs qui truffent le niveau où Jana et moi vivons. Vous l’avez aidée à s’y introduire pour nous éliminer.
— Vous divaguez ! Partez, je ne veux plus vous écouter.
— Nylie a prononcé votre nom avant de se donner la mort. Nous étions seuls alors. »
Pavelic stoppa son mouvement de recul. Il lança, acerbe :
« Ainsi toutes vos preuves se résument à cela : Nylie a cité mon nom devant vous ? »
Xavier soupira. Il n’aimait pas ce qui allait suivre, mais il n’avait pas le choix.
« Je n’ai pas besoin de prouver quoi que ce soit, docteur. Il me suffit de lâcher un rapport dans la messagerie publique du bord. Le Vasimar est bourré de Pèlerins qui ne creuseront pas davantage pour se faire leur opinion sur vos activités passées.
— À savoir que j’ai été le complice d’un attentat contre le symbole de leur religion, dit Pavelic sombrement.
— Exact. Votre vie à bord deviendra vite très difficile.
— Cela reviendrait à me condamner à mort. Vous en avez conscience, n’est-ce pas ? »
Xavier faillit lui rétorquer qu’un homme impliqué dans une tentative de triple assassinat était mal placé pour parler de conscience. Mais ce n’était pas pour cela qu’il était venu.
« Si cela avait été mon intention, dit-il plus doucement, vous seriez déjà entre les mains des autorités.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas livré ? Si vous voulez de l’argent en échange de votre silence…
— Je n’ai aucun besoin d’argent. Les Pèlerins subviennent à tous mes besoins.
— Dans ce cas, que désirez-vous ?
— Je veux que vous aidiez un ami.
— Pardon ?
— Vous êtes neurochirurgien. Vous pouvez sauver mon ami. »
Il lui parla de l’obsession de vengeance de Valrin. L’homme le considéra, dubitatif.
« J’espère que vous n’êtes pas sérieux. Si votre ami est paranoïaque, je connais un psychiatre qui…
— Valrin a été torturé au-delà de ce qu’un être humain peut concevoir. Il a dû se reconstruire pièce par pièce, avec la haine comme ciment. Valrin ne se soumettra à aucune thérapie, car cela le détruirait entièrement.
— Que voulez-vous que j’y fasse ?
— Vous allez détruire les boucles synaptiques responsables de son obsession de vengeance. »
Pavelic sursauta.
« C’est impossible…
— Vous rendrez cela possible. Ou bien je vous dénoncerai.
— Bon sang, je ne peux rien vous promettre !
— Je vous demande d’essayer.
— Ce genre d’opération peut altérer la personnalité profonde du sujet. C’est pourquoi la règle déontologique l’interdit expressément.
— J’en assume toute la responsabilité. »
Il y avait des semaines qu’il compulsait la base de données du vaisseau, sans que Jana le sache, sur la notion d’intégrité de la personnalité. Il en connaissait toutes les implications morales… et elles le condamnaient sans appel. Après l’opération, Valrin ne serait plus « lui ». On admettait que la personnalité changeait avec le temps. Un individu n’était pas le même à dix ans qu’à vingt ans, à trente ans qu’à quarante. Il avait changé en cours de route, mais cette évolution était acceptée si elle était naturelle, c’est-à-dire résultant de l’expérience. Elle était le plus souvent imperceptible – sauf cas ponctuels : traumatismes, conversions religieuses, deuils, accidents cérébraux… La torture qu’avait subie Valrin entrait évidemment dans cette catégorie ; pour horrible qu’elle fût, elle restait malgré tout « naturelle », en tout cas extérieure. Reconfigurer volontairement un esprit de l’intérieur dans un but précis était une sorte de crime, une atteinte fondamentale à la personne, et cela quelque louable que soit le but de la reconfiguration. C’est pourquoi tous les gouvernements qui avaient utilisé ces techniques dans un but d’endoctrinement avaient été frappés d’ostracisme par les autres. La plupart des systèmes juridiques assimilaient cette pratique à une atteinte sévère à la vie d’autrui – l’équivalent d’un meurtre.
Xavier avait accepté l’éventualité de faire ce que la KAY n’avait jamais réussi malgré son pouvoir : faire disparaître Valrin Hass.
« Vous m’avez dit que votre ami ne se soumettrait à aucun traitement de son plein gré, dit Pavelic. Comment comptez-vous le forcer à coopérer ?
— Vous allez nous convoquer afin de passer une visite médicale ensemble. Le rendez-vous aura lieu à votre local. L’hôpital étant surchargé, Valrin ne se méfiera pas. Vous en profiterez pour le droguer.
— Vous êtes fou. Complètement fou.
— Mais ça marchera. Il faut que cela marche, pour lui comme pour vous. »
Sur ce, Xavier tourna les talons et s’éloigna.
Jana l’attendait dans sa chambre. Elle paraissait nerveuse. Xavier l’étreignit, mais elle se raidit entre ses bras. Il s’écarta, la contrariété faisant apparaître des rides autour de ses lèvres.
« Qu’y a-t-il ?
— J’ai cherché à te joindre à plusieurs reprises.
— Je suis désolé. J’étais occupé. Que voulais-tu me dire ?
— Les Pèlerins arment un vaisseau pour aller activer la Porte noire. C’est le Notos, un des orbiteurs amarrés à la station Wheeler.
— Bien. Je leur souhaite bonne chance.
— Ils m’ont demandé de les accompagner. »
À cet instant précis, Xavier sut que, depuis qu’il était avec Jana, le temps s’était arrêté de couler et qu’il venait subitement de se remettre en route. De longues secondes s’écoulèrent avant qu’il ne parvienne à dire :
« Qu’est-ce que tu leur as répondu ?
— J’ai répondu que je réservais ma réponse.
— Je peux t’accompagner si tu…
— Non ! »
Jana plaqua une main sur sa bouche, se rendant compte de la brutalité de sa réponse. Elle tendit le bras vers Xavier et lui caressa les lèvres du bout des doigts, comme pour capter un peu de son souffle.
« Je t’aime, Xavier. Je t’aime vraiment. C’est pourquoi ton voyage à toi doit s’achever ici. »
Les pensées de Xavier se mouvaient dans un bloc de gelée.
« Je comprends, dit-il en tentant de s’extraire de cette espèce de torpeur. J’aurais dû comprendre que tu irais jusqu’au bout dès l’instant où tu as accepté de toucher la relique.
— Tu ne t’y opposeras pas ? »
Xavier contempla le mur intangible mais impénétrable qui s’était dressé entre eux. Il parvint néanmoins à demeurer imperturbable lorsqu’il demanda : « Le saut comporte un risque, n’est-ce pas ? »
Elle opina :
« Faible, mais il existe.
— Et tu l’acceptes.
— Oui. »
Il ouvrit la bouche, sachant que ce qu’il allait dire avançait d’un cran l’engrenage de la fatalité.
« Alors je ne m’opposerai pas à ta décision. »
Il fut surpris de la facilité avec laquelle il avait prononcé cette phrase qui scellait leur destin à tous deux. Comme s’il l’avait déjà prononcée des milliers de fois. Comme s’il n’avait jamais eu d’autre choix.
« Xavier, je voudrais te dire… »
Une brève palpitation sur l’écran mural interrompit Jana. Un message prioritaire. Un bref instant, Xavier fut tenté de ne pas répondre. Mais il était trop tard pour contrecarrer le destin. Il activa le message d’un mot, et la convocation de Pavelic s’afficha.
Xavier ne la lut même pas, connaissant parfaitement sa teneur. Il demanda à Jana, un peu trop vite :
« Qu’as-tu à me dire ? »
Elle sourit pauvrement.
« Des banalités, sûrement.
— Excuse-moi. Je dois me rendre à l’hôpital avec Valrin. Cela risque de durer un bon moment.
— Qu’y a-t-il ? »
Il força ses muscles faciaux à se relâcher. Il fut tenté de tout lui révéler au sujet de son plan pour Valrin. Mais il repoussa aussitôt cette idée.
« Il n’y a pas de quoi s’affoler, dit-il enfin. Ils font un bilan à tout le monde.
— Tu es sûr…
— Tout à fait sûr. Je te reverrai plus tard. »
Il passa prendre Valrin. Celui-ci était assis en tailleur sur le sol, les yeux rivés sur l’écran mural qui lui servait d’interface avec l’ordinateur du vaisseau. Certains visages qui tapissaient les murs étaient entourés d’un rond rouge, probablement ceux dont le plan de vengeance était prêt. Il grommela qu’il n’avait pas de temps à perdre avec les contrôles internes.
« Plus tôt ce sera fait, plus tôt on n’aura plus à s’en occuper, fit Xavier en adoptant un ton teinté d’impatience. Allons-y tout de suite.
— D’accord, j’arrive. »
Il étira ses jambes engourdies puis se leva. Ils se rendirent à l’hôpital. Pavelic leur fit avaler un liquide ambré trop sucré, « pour la cérébrographie », avant de leur ordonner d’attendre dans une salle encombrée de gamins turbulents. Un à un, les enfants partirent, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent seuls dans la salle. Xavier tâcha d’offrir un visage neutre à son ami, mais son cœur battait trop vite.
« Tu es nerveux, fit remarquer Valrin. Je ne t’ai jamais vu comme ça.
— Désolé. Je pensais à Jana… »
Il mentait, mais il devait raconter quelque chose de convaincant, sinon Valrin se méfierait de lui et flairerait le piège. Alors il raconta ce que Jana lui avait dit quelques minutes plus tôt, omettant de mentionner que la réponse qu’elle comptait donner était positive. Valrin secoua lentement la tête.
« Elle t’aime, pour autant que je puisse en être sûr. Sa décision tiendra compte de cela. »
Xavier se contenta de hocher la tête. À présent, il n’avait qu’une hâte : occulter Jana de son esprit. Évacuer la peine pour se concentrer sur l’épreuve à venir.
Pavelic ouvrit enfin la porte et les fit entrer dans une salle d’examen. Il passa ses mains dans une boîte à UV puis désigna la table d’examen.
« Lequel d’abord ?
— Valrin, fit Xavier d’une voix dégagée. Tu es le plus courageux, à toi de donner l’exemple. »
Valrin haussa un sourcil mais grimpa sur la table.
« Allongez-vous, dit Pavelic. Détendez tous vos muscles. »
Il avait à la main ce qui ressemblait à une sonde. Il l’appliqua sur la poitrine de Valrin et pressa un bouton. Soudain, le patient se raidit, comme en proie à une crise de tétanie.
« Voilà, il est immobilisé. Xavier, aidez-moi vite ! »
Xavier se précipita. Pavelic lui indiqua la manœuvre afin de ligoter Valrin à la table. La figure de celui-ci devenait bleue et il ne semblait plus pouvoir respirer.
« Merde, que lui avez-vous fait ?
— Dans le liquide que je vous ai fait boire, il y avait une drogue, un polymère qui ne devient actif que quand il est excité par une certaine fréquence. C’est instantané. Mais j’en ai peut-être abusé. L’avantage de cette drogue est que ses effets sont parfaitement modulables. Une seconde… »
Il fit parcourir la sonde le long de l’œsophage de Valrin. Ses mâchoires se débloquèrent.
« Il peut respirer et même parler, indiqua Pavelic. Mais il ne peut bouger aucun muscle. Dites quelque chose, monsieur Hass. »
Valrin l’ignora. Ses yeux se fixèrent sur Xavier.
« Libère-moi, Xavier, et je t’épargnerai. Après, il sera trop tard. Je serai obligé de t’éliminer car tu m’auras trahi une fois de trop. »
Xavier prit une longue inspiration.
« Tu sais bien qu’il est déjà trop tard.
— Je tuerai Jana si tu ne me libères pas ! »
Xavier ne répondit pas. Valrin comprit alors que Jana avait accepté la proposition des Pèlerins. Et que cela n’avait fait que renforcer la détermination de Xavier, qui n’avait plus rien à perdre.
« Que comptes-tu faire ? » demanda-t-il.
Xavier le lui expliqua en quelques mots. Valrin resta longuement silencieux. Pendant ce temps, Pavelic enclencha la table dans le bloc d’analyse, une sorte d’oignon de métal dont les couches coulissaient indépendamment les unes des autres. La couche interne était un casque que Pavelic boucla sur le crâne de Valrin.
« Je vais lui faire une cérébrographie complète, expliqua-t-il à Xavier tout en procédant, puis je lancerai mes programmes d’analyse. Ensuite je lui injecterai des micromachines qui iront faire le boulot. Mais j’aurai besoin d’assistance.
— Je vous aiderai. J’ai une bonne connaissance des IA médicales.
— Ce ne sera pas de trop. »
Les machines d’analyse se mirent à tournoyer autour du crâne de Valrin.
« Attends, grinça ce dernier. Pourquoi me détruis-tu, Xavier ? Sans haine, que vais-je devenir ? Tu détruis tout ce qui me fait vivre. C’est comme si je te retirais tout l’amour que tu portes à Jana.
— Non, je te sauve au contraire. Ce que je vais détruire, c’est ta haine insatiable… Je vais extirper cette chose reptilienne qui te dévore la cervelle.
— La KAY restera impunie !
— Il faut vivre avec les démons qui peuplent l’univers, Valrin.
— Détourner les yeux de l’abîme, la voilà ta solution ? cracha Valrin. Eh bien, moi, c’est le contraire que je veux : contempler l’abîme les yeux dans les yeux !
— Et l’abîme t’a englouti. Mais là n’est pas la question : tu ne peux pas tuer les millions de personnes qui forment la chaîne de responsabilité de ce qui t’est arrivé. Même en y passant un siècle, tu ne le pourrais pas. Tôt ou tard, cette impuissance te détruira. C’est pourquoi il faut en finir, et tout de suite.
— Non… Non ! »
La drogue avait assez d’emprise sur ses muscles maxillaires pour l’empêcher de hurler. Indifférent à ses menaces et ses injures, Xavier épongea au moyen d’une compresse le filet de bave qui coulait sur son menton.
Soudain, Valrin se calma. Xavier, méfiant, vérifia les sangles qui le maintenaient, restant à bonne distance de son visage ; son crâne était immobilisé par le casque, mais Valrin, dans un ultime effort, pouvait essayer de le mordre.
« Laisse-moi conscient, dit-il. Je veux être conscient quand cela arrivera.
— Je ne sais pas si c’est possible.
— Fais-le ou tue-moi. Je préfère être mort plutôt que renoncer à ma vengeance. »
Sa détermination était telle que Xavier vacilla.
Peut-être a-t-il raison, peut-être est-ce que je détruis vraiment tout ce qui fait Valrin. Après l’opération, que restera-t-il ? Pas l’homme que j’ai connu, en tout cas.
Il s’efforça de chasser ces pensées : il s’était déjà posé la question à maintes reprises et avait pris sa décision. Il se tourna à demi vers Pavelic, abaissa ses paupières. Sans un mot, le médecin prépara une seringue pneumatique et injecta un produit dans la jambe de Valrin. Les yeux de celui-ci se fermèrent lentement comme des bateaux en train de sombrer. Xavier posa prudemment la main sur celle de son ami. Aucune réaction.
Pavelic s’assit dans un fauteuil. Il tendit à Xavier un cordon optique gainé de plastique.
« Aidez-moi à enficher ça. »
Xavier dégagea la nuque du médecin et enficha l’embout dans sa prise neurale, au niveau de la deuxième vertèbre.
« Je vais piloter les scanners d’analyse par commandes neurales et communiquer avec mes IA. Ces préliminaires vont durer cinq à six heures et requérir toute ma concentration. Toutes les deux heures, vous changerez de position les jambes de Valrin afin que le sang ne reste pas amassé aux points de compression et circule librement. Compris ?
— Compris. »
Pavelic plongea sur-le-champ. Un moniteur de contrôle, sur le côté de la machine, affichait ce qu’il voyait à travers son interface, mais les symboles utilisés étaient abscons, et il procédait trop rapidement pour que Xavier puisse comprendre ses évolutions. Il ne tarda pas à décrocher. Au cours des clonages qu’il avait réalisés, la pose d’implant neural et le développement du cerveau étaient intégralement pris en charge par des unités spécialisées, de sorte que ce domaine lui demeurait en grande partie étranger. De toute façon, il ne pouvait plus rien faire. L’avenir de Valrin reposait entre les mains du neurochirurgien.
Une longue attente commença. Personne ne frappa ni ne tenta d’entrer dans la pièce : Pavelic avait bien fait les choses pour qu’ils ne soient pas dérangés. Xavier se prépara du thérouge, changea Valrin de position. Puis il fit une incursion dans une section voisine de l’hôpital, en rapporta un goutte-à-goutte de solution glucosée ; il dénuda un bras de Valrin et le mit sous perfusion.
L’image du moniteur se figea. Pavelic émergea de son sensorium électronique. Il se leva sans un mot, débrancha lui-même le cordon neural. Il avala un verre de thérouge froid. Voyant la perfusion au bras de Valrin, il se contenta d’approuver d’un hochement de tête. Puis il se rebrancha et replongea aussitôt.
Douze heures avaient passé lorsqu’il revint. Cette fois, Xavier dut l’aider à se lever du fauteuil. La douleur dans ses genoux le fit grimacer. Il alla cracher dans un évier – il avait accumulé de la salive pendant son séjour dans l’interface. Xavier désigna du doigt des paquets de biscuits et des canettes qui s’amoncelaient sur une chaise.
« Je suis allé chercher des biscuits et de la bière de veism.
— On… On vous a vu ?
— Non, rassurez-vous. Les Pèlerins ne pensent qu’à ce vaisseau qui va partir vers la Porte noire. Nous aurions presque pu pratiquer cette opération au grand jour… Au fait, où en êtes-vous ?
— Le programme est prêt. Je vais injecter huit millions de mes petites bestioles dans l’artère carotide de Valrin. Mes IA les piloteront en utilisant son implant neural. Mais il faudra que je surveille l’ensemble du processus.
— Ce sera long ? »
Pavelic haussa les épaules. Le temps semblait être devenu le cadet de ses soucis.
« Je ne sais pas. Pas moins de vingt-quatre heures en tout cas. Dans les zones ciblées, les micromachines vont opérer neurone par neurone.
— Est-ce que… il y a une chance ?
— Une chance, répéta Pavelic en clignant des yeux, comme s’il essayait de retracer le cheminement de cette question dans son propre cerveau. Pour être honnête, je n’oserais faire aucun pronostic. Ce genre d’opération n’est jamais tentée… du moins officiellement. »
Pavelic mangea les biscuits mais ne toucha pas à la bière : il ne voulait aucun milligramme d’alcool dans son sang. Il chargea Xavier de réaliser l’injection de micromachines. Celles-ci étaient trop petites pour être vues à l’œil nu. Elles étaient noyées dans un colloïde neutre, conçu pour se liquéfier instantanément au contact du sang.
L’injection se déroula sans problème. L’essaim de micromachines remonta dans l’artère et se dissémina dans le cerveau de Valrin, telles les particules d’une explosion au ralenti.
Le moniteur de contrôle indiqua que les IA médicales commençaient à transmettre leurs ordres.
Les micromachines se mirent au travail.